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Les évangéliques en France

 

Une file ininterrompue de costumes cravates et de robes légères empreinte cette route au goudron délicat. La Courneuve s’éloigne et la zone industrielle se dessine progressivement. Au milieu du fatras de tôle et de carcasses de voitures abandonnées, quelques hommes au juste au corps vert s’évertuent, à force de grands gestes, à décongestionner l’abondante circulation. Enfin un terrain vague. Il abrite un complexe d’entrepôts désuets où la foule se presse. Un simple écriteau apposé sur les murs flétris indique: “Paris Centre chrétien”. Il s’agit de l’une des 4 « méga-church » évangéliques françaises. Entendez une église évangélique comptant chaque week-end plus de 1000 fidèles à ses cultes. Et déjà, alors que par petits groupes réguliers, la salle se remplit, une étrange petite femme s’agite sur scène pendant que rugissent les premiers chœurs gospel. Maquillage affirmé, vague blonde fouettée en guise de mèche, c’est le Pasteur Dorothée Rajiah. « On ne s’est pas salué ce matin en arrivant. Pouvez-vous vous lever et en prendre le temps », commence t-elle. Comme une salle de classe qui aurait vu arrivé son proviseur, tous se lèvent dans un crissement de chaise et chacun ajuste son voisin de son plus beau sourire et d’une poignée de mains chaleureuse. Puis pendant qu’on accueille les nouveaux venus dans l’Eglise, à renfort d’applaudissements, d’encouragements et de dossiers à remplir, le Pasteur Selvaraj Rajiah, son mari, petit homme aux cheveux noir ébène et au costume impeccable monte sur l’estrade. Commence alors ce qui pourrait s’apparenter à un spectacle mais que tous reçoivent, bras levés, mains ouvertes, en plein cœur. Tandis qu’il prêche en anglais, en appelle à des anecdotes parfois drôles et conclue le tout sur ce qu’en dit la Bible, elle traduit in extenso et aussitôt en français. « Certains ont des besoins dans leur famille, leur santé, leur travail. Seigneur tu nous connais. La prière peut répondre à nos besoins. » Le duo est bien rodé. La salle est comblée, rit aux éclats parfois, ponctue « d’amen » chaque parole et prend même des notes. « Soyez enthousiaste, faites les choses de tout votre cœur » lancent-ils en concert. Les fidèles apprécient. Daniel, 55 ans, vient depuis plus de 20 ans au culte. Au point aujourd’hui, de s’occuper de la logistique. « On se reconnaît dans ce prêche, dans ce qu’ils disent. Des gens viennent des 4 coins de l’Ile de France. Quelques-uns viennent de sortir du travail, d’autres s’y rendent après le culte. » Car même s’ils s’en défendent et arguent d’un certain mélange, il faut se rendre à l’évidence. La salle est majoritairement issue des classes populaires et très majoritairement d’origine afro-antillaise.

 

Certes, Dorothée Rajiah avance que « tous les milieux sont représentés. Qu’il y a des hauts placés aussi et qu’il s’agit d’un cliché de dire que les fidèles sont issus de milieux défavorisés, le message ne s’adressant pas à une qualité sociale. » Pour autant la croissance des évangéliques aujourd’hui en France, il serait près de 400,000, repose pour beaucoup sur son succès dans les quartiers populaires. A Sarcelles, par exemple, le Pasteur Jean Claude Boutinon a épinglé aux vues de tous, les courbes exponentielles de son église. « La Source de Vie aujourd’hui, c’est 6 églises réparties en banlieue parisienne. 400 personnes suivaient les cultes chaque week-end en 2004. Nous étions 1300 en 2010, dont 750 uniquement sur Sarcelles. » Et on ne peut pas dire que ce soit les lieux qui aient charmé les habitués. Le triste bâtiment caché derrière l’église catholique communale semble pourtant faire de l’ombre. Entre les 2 cultes du dimanche, ils sont quelques-uns à parcourir les rues de la ville pour mener une « campagne d’évangélisation ». Loin de toute agressivité prosélyte, il s’agit de sensibiliser les passants aux activités de l’église. Comme Marco, 23 ans. « Ils viennent souvent. Moi je suis musulman mais on a l’habitude. Ils nous parlent de Dieu mais ca ne nous dérange pas. La mosquée fait ça aussi. De toute manière, on a des points communs et le plus important pour moi, c’est de ne pas mourir mécréant. »

 

Comment expliquer ce phénomène alors que beaucoup prophétisent qu’il s’agira d’ici 2025 de la première religion chrétienne dans le monde ? Sébastien Fath, chercheur au CNRS énonce plusieurs éléments d’explication. « Le discours de l’épanouissement qui y est développé. Dieu aime les fidèles, la foi fait du bien. Tout agit ici comme une thérapie. C’est un peu le paradis avant la mort. Ensuite on met en avant un certain retour aux valeurs. L’église est une famille. On peut remarquer que les gens s’embrassent pendant les cultes. On prie pour les autres, on se touche. On se voit aussi pendant la semaine et le pasteur dans la plupart des cas connaît les fidèles individuellement. Enfin, ces communautés connaissent des formes de régulation démocratique. Elles choisissent elles-mêmes leur Pasteur, et peuvent même le congédier. Il existe une culture du débat, une forme d’autogestion. » Selon le Pasteur Boutinon le succès tient au « message hard, sur les questions de société notamment. Ne pas se marier est clairement rejeté. Ensuite Dieu parle à un cœur, sans intermédiaire, sans message culpabilisant. Au contraire il va t’aider et les prédicateurs expliquent la Bible. Dans un contexte de fin des idéologies, de pertes de valeurs, les évangéliques apportent des réponses, des raisons de vivre. » En tout état de cause, il n’est pas rare de croiser quelques adeptes d’une renaissance, d’un renouveau. C’est par exemple le cas de Daphné, 36 ans, et de son mari Sébastien, 33 ans. Licencié de l’industrie automobile, il a du aussi faire face avec sa femme à la maladie de leur enfant et à des difficultés de couple. « Moi qui avait délaissé la religion, j’ai subitement ressenti le besoin de prier et je me suis alors rendu compte que je n’étais plus sur le bon chemin. » Daphné confirme. « On n’a pas suivi ce chemin ensemble mais en parallèle. Je me disais que j’allais finir toute seule. J’avais besoin de mettre mes enfants à l’abri des errements d’aujourd’hui, de trouver quelqu’un à qui me tenir. Aujourd’hui pour moi, le manuel de la vie c’est la Bible. On a fait plusieurs églises et Dieu nous a dit que c’était celle là. On a discuté avec le Pasteur Boutinon et on s’est senti bien, même si c’est à 30 km de chez nous. » Le pasteur a finalement emprunté les vieux apparats du curé d’antan. Celui qui depuis le somment de la communauté pouvait s’immiscer dans la sphère privée de ses ouailles. Un culte, c’est en effet souvent l’occasion d’interpellations sur un comportement, un chemin suivi. A Sarcelles, par exemple, le prédicateur Pierre invité du pasteur Boutinon cite sans le nommer et sans complaisance le cas d’un fidèle dont une décision lui paraît mauvaise. « Tu es une fille de Dieu et tu as un petit copain : il faut qu’il dégage. » « Amen » lui répond la salle en écho. Puis à l’adresse générale : « La facture sera lourde. Et vous ne pourrez pas la régler. Encore moins que celles que vous avez déjà du mal à régler en fin de mois. Vous serez surendettés », conclue t-il.

 

Et précisément, la facture est parfois lourde pour les évangéliques. Victimes de leur succès ou de leur politique ouvertement offensive, ils se retrouvent régulièrement face à des obstacles pour se développer. Il y a parfois la peur de certaines municipalités. Jean Claude Boutinon rappelle certains précédents. « Il y a un maire de banlieue parisienne dont je tairais le nom qui un jour a dit qu’il allait nous éradiquer. Sans aller jusque-là, beaucoup ont peur de nous. Ils se demandent comment ils vont nous gérer. Pourtant d’autres comme Dominique Strauss Kahn à Sarcelles ont pris l’initiative d’une laïcité positive, en reconnaissant notre poids et en dialoguant régulièrement avec nous. » Ensuite, la question des locaux taraude toutes les communautés. Où vivre sa foi, suivre son culte ? Dans le cas de Jean Claude Boutinon, parti a été pris de construire un auditorium de près de 1300 places et de 9000 m2 mais les financements sont complexes, et le pasteur pessimiste sur les suites. « On aimerait que les constructions commencent d’ici 3 ou 4 ans mais nous ne parvenons pas pour l’instant à rassembler les 4 millions d’euros nécessaires. » Une situation qui pourrait presque passer pour un problème de privilégier. « On parle de l’Islam des caves mais les évangéliques des caves existent aussi. Regardez comment cela se passe à La Briche à Saint Denis. » Dans ce vaste bâtiment anonyme près d’une centaine d’églises occupent à tour de rôle et chaque week-end la dizaine de salles libres. L’éventuel visiteur aurait l’impression d’un voyage autour du monde.  Cultes pour les haïtiens, les tamouls ou les congolais se succèdent dans une joyeuse anarchie. Ce qui n’est pas sans inspirer quelques craintes aux « élites évangéliques ». A l’Institut de théologie de Vaux sur Seine (78) où se forment nombre de futurs pasteurs, le doyen Jacques Buchhold ne s’en cache pas. « Le plus gros risque, ce sont les pasteurs auto proclamés. II y a de plus en plus d’églises de ce type. Une partie de la dynamique reposent d’ailleurs sur eux. Certains d’entre eux sont toutefois venus vers nous pour suivre des cours ou apprendre à monter des associations cultuelles. » Les désavantages des avantages en somme. Forts de cette « communication directe avec dieu », de cette absence de décorum et autres « bondieuseries », rien ne peut être fait pour empêcher un individu de se lever un jour et de monter son église. Ce qui fait dire au pasteur réformé Joly : « ils sont un peu à nous ce que nous étions aux catholiques il y a plusieurs siècles. Je ne crains pas cette croissance mais il faut l’encadrer. »

 

 

 

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