Barbès tobacco
Paru dans VSD, juin 2011.
Au mieux la scène relève du pittoresque. Voire du ballet. Au rythme du bruyant passage du métro aérien qui vient déverser à la station Barbès Rochechouart son flot de passagers, un coin de rue s’agite. Une trentaine d’hommes vont et viennent. Certains ne bougent pas, comme arrimés à la balustrade sur laquelle ils sont assis ou accrochés au mur qui paraît les tenir, discutant entre eux. La plupart tente d’alpaguer le passant. Il y a ceux qui proposent lunettes et montres disposées sur un établi précaire. Et puis, il y a tous les autres, les vendeurs de cigarettes à la sauvette. Tandis que l’odeur de maïs grillant sur un attelage de bidons brinquebalant, embaume l’atmosphère, les voici, paquets en avant. Impossible de les manquer, Ils sont les crieurs de rue de notre époque. Leur présence aujourd’hui à Barbès fait presque figure de tradition sinon de situation largement entendue. La présence policière est pourtant forte. Contexte oblige d’abord. La mort d’un agent de la Brigade Anti Criminalité (BAC) poignardé alors qu’il intervenait à proximité du métro a quelque peu tendue les forces de l’ordre et tout le quartier. Les cars de CRS s’alignent donc tandis que les habituelles patrouilles en civil au milieu des vendeurs se poursuivent, ajoutant au folklore local. Par paire de deux ils se relaient, oreillettes apparentes et lunettes caméra, sans intervenir. L’idée aujourd’hui n’est plus forcément d’arrêter les vendeurs mais de pouvoir remonter les filières. Seuls les trainards harnachés de sacs éveillent leurs soupçons. Mohamed en fait d’ailleurs les frais. Venu gagner un peu d’argent, il se voit soudain maîtrisé et aligné contre le mur. Il est alors coquace d’observer la nuée ardente de vendeurs se dissiper avant même l’intervention. Mohamed est toutefois vite relâché. « Ce matin j’étais venu voir si je ne pouvais pas gagner quelque chose sur le marché. Mais il n’y avait rien. Du coup je voulais essayer de vendre des cigarettes, même si je n’aime pas faire ca. On m’avait prévenu de déposer mon sac. » En fait Mohamed, petit homme rond et regard doux, cherchait depuis quelques minutes le fournisseur lorsque la police est intervenue. Ce dernier se fait discret aujourd’hui.
Youssef, 37 ans, toise de sa haute taille la scène. « La police m’a déjà arrêté 4 ou 5 fois. Je suis même resté une fois 7 jours au centre de rétention de Vincennes. ». Lui, a déjà trouvé son fournisseur. Comme tous les jours d’ailleurs, et ce, depuis plusieurs mois. De 10h à 20h, il est là. « Marlboro, Legend » crie t-il régulièrement à l’intention du quidam. Comme tous ici, il vend ses paquets de 2,5 à 3,5 euros après avoir acheté la cartouche entre 20 et 30 euros aux fournisseurs qui viennent régulièrement, au fil de la journée, reconstituer les stocks. Youssef en dissimule une partie dans les cachettes disséminées dans le mobilier urbain. Quelques-uns optent pour la poubelle publique, recouvrant d’un simple carton, leur butin. Youssef lui, préfère un lampadaire dont la base dissimule l’espace nécessaire pour entreposer son arrière boutique. Plus qu’une cachette, finalement connue de la police, il s’agit surtout pour Youssef et ses collègues de fortune de ne pas être arrêtés en possession de trop nombreux paquets de cigarettes. « Moi je ne prends que les chinoises. C’est moins cher. Je n’ai pas les moyens d’acheter les russes ou les algériennes qui se vendent mieux mais sont aussi bien plus chères. Certains en vivent bien, jusqu’à 150 euros par jour. Ils ont même leur clientèle d’habitués. Moi, j’arrive à gagner 50 centimes ou 1 euro sur chaque paquet. » Et ici, l’augmentation régulière du prix des cigarettes dans le commerce ne semble pas avoir fait de ce tabac à ciel ouvert, un nouvel eldorado. Youssef en convient. « Je ne fais pas ca pour le plaisir. Je sais bien que les cigarettes sont mauvaises. Il n’y a quasiment pas de tabac dedans. Ce sont des contrefaçons et pas de la contrebande. Mais c’est le seul travail que j’ai trouvé en France. J’ai réussi une fois à travailler dans le bâtiment pendant 15 jours. Ce que je veux c’est pouvoir vivre à peu près bien ici, économiser un peu et repartir au Maroc pour ouvrir un commerce. Mais je ne pourrai jamais faire ca en vendant des cigarettes. »
Youssef est en France depuis plus d’un an. Né en Belgique il a du en partir, jeune et avec son père, pour le Maroc. Il a rapidement fait le chemin inverse pour rejoindre l’Espagne. « Nous sommes beaucoup à être passés par l’Espagne. Mais aussi beaucoup à en être parti. A cause de la crise » tonne t-il. Il est d’ailleurs stupéfiant de constater la multiplicité des tentatives de ces migrants. « Aventuriers modernes », préfère Youssef. L’Italie, l’Espagne, la France, la Belgique. Autant de destinations, même survolées rapidement, pour lesquelles ils se sont embarqués. Espérant trouver un travail, une opportunité. « C’est vrai que nous avons vécu beaucoup de choses, difficiles. » reconnaît Youssef. « Moi, je suis venu 3 fois en zodiac en Espagne. On part du Maroc, le zodiac fait 7 mètres, on est 40 dedans et pendant 36 heures, on ne bouge plus. C’est 1000 euros le voyage. Et les deux premières fois, on s’est fait repérer et renvoyer au Maroc. »
La journée aura été moins productive que d’habitude. La police est trop présente aujourd’hui. Youssef et ses camarades rejoignent alors le parc voisin après être passé chez l’épicier du coin. Youssef plonge sa main dans poche à peine gonflée par les revenus du jour. « 8 euros, aujourd’hui c’est pas beaucoup. Je paye quand même 220 euros de loyer. » La nuit tombe et chacun s’apprête à regagner ses pénates. « Pendant 3 mois, j’ai dormi dans le métro. Aujourd’hui j’habite chez un ami avec qui je partage le loyer. Mais ce soir l’aventure continue. Je rejoins mon ami Khaled chez lui ». Le chez lui en question est en fait un énorme squat dans une friche gigantesque en bordure de Seine. Là sous les fresques colorées de tags, quelques tentes et des matelas sont installés. Une dizaine de migrants vivent là. « Je vais dormir ici ce soir. » Youssef a de toute manière, pris le nécessaire. Dans un sac plastique, shampoing et gel côtoient son Ipod et le reste des cigarettes non vendues. Une larme perle sur son visage. « C’est la musique. J’écoute du rai et ca me rappelle des souvenirs » explique t-il. « Même si le paradis n’est pas là, ce sera toujours mieux ici. Au bled c’est la misère, il n’y a rien. Même si c’est difficile ici, il y aura toujours plus de travail. En plus il y a la liberté.