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LE MINISTERE DE LA REGULARISATION

 

Juillet 2010

 

Depuis le mois de juillet dernier, l’immeuble inoccupé du 14, rue Baudélique à Paris, appartenant à la Caisse Primaire d’Assurance Maladie s’est subitement plongé dans une agitation inhabituelle. Délaissant le trottoir de la Bourse du travail, plusieurs centaines de sans papiers ont décidé de franchir le pas: celui menant à leur sortie de l'ombre. Cette démarche n’est pas anodine. Elle concrétise une reprise en main par les sans papiers eux-mêmes, de la lutte pour leur régularisation. Ils sont aujourd’hui près de 3000 à être inscrits au Collectif des Sans Papiers 75. Ce matin, Saw s’est encore levé tôt. Sans porter attention aux allées et venues, il a fait un brin de toilette et a rapidement quitté les lieux. Dehors il fait nuit. La ville s’éveille à peine, et déjà une file ininterrompue d’ombres se joignant à lui, se faufile jusqu’au métro. Pas question de musarder, la route est longue. Saw doit en effet traverser la capitale pour se rendre sur son lieu de travail. Une traversée telle qu’en connaisse de nombreux travailleurs. Et un dédale millimétré tel que le pratique quotidiennement de nombreux Français. Certes, il est 4h, une heure bien peu commune pour aller travailler. Certes Saw est sans papier. Un immigré en situation irrégulière comme on dit.

 

Et la marche, il connaît. Avant de participer à l’occupation du 14 rue Baudélique dans le XVIIIe arrondissement de Paris, aux côtés de 3000 autres sans papiers, Saw, 42 ans, a déjà fait beaucoup de traversée. Celle notamment d’une partie de l’Afrique lorsqu’il a quitté son Sénégal natal pour rejoindre la Turquie. Cela n’a pourtant en rien entamé son visage rond et jovial. Pas plus que sa detention pendant 3 mois dans un centre de rétention grec après son arrestation à la frontière gréco-turque. La suite, c’est Athènes pendant deux semaines puis l’Italie et enfin son arrivée en France. Le « 1e juin 2003 » nous dit-il fièrement. « Depuis lors, je suis là, j’ai pu travailler dans l’intérim, mais depuis que l’occupation a commencé, j’ai arrêté mon boulot pour pouvoir me battre et obtenir mes papiers. Là je fais des remplacements pour me dépanner. Je fais le ménage dans des bureaux, sur plusieurs sites différents de 7h à 13h puis je reviens à Baudélique. » Il faut dire que Saw est un cumulard d’un genre particulier. Une fois rentré sur le site de 4000m2 occupé par les sans papiers et appartenant à la Caisse d’Assurance Maladie, il revêt ses habits de délégué. Ils sont plusieurs, issus des 4 collectifs parisiens constituant le mouvement d’occupation, à devoir ainsi assumer la charge de délégué accompagnateur. Ils veillent à la bonne tenue du site, au bon comportement de chacun ou aux règlements des différents qui pourraient naître. « Ce n’est pas facile nous dit Saw, je suis parfois stressé parce que tu te dis que cela peut dégénérer: entre les jeunes, les nouveaux arrivés, les plus anciens. Il faut essayer de calmer, de faire résonner les uns et les autres mais pour le moment tout va bien. »

 

Mais les délégués aident surtout les membres inscrits au Collectif des Sans Papiers 75 à construire leur dossier. Ils les accompagnent dans leurs démarches administratives, les conseillent et défendent leur cas devant la préfecture. « Aujourd’hui, la préfecture traite les dossiers sur la base de 7 à 8 ans de présence en France. Moi j’en ai 6 et quelques mois. Depuis que je suis en France, je déclare chaque année mes impôts, mais ce n’est pas suffisant. Je continue donc de me battre avec l’ensemble de mes collègues pour obtenir la régularisation globale de tous les sans papiers ». À charge pour le sans papier et son délégué de fournir tous les justificatifs pouvant attester de cette présence : impôts, fiches de paie, règlements médicaux ou de transports, notes de téléphones et autres courriers administratifs. Chaque sans papier rassemble alors patiemment ses pièces et attend son tour. « La préfecture a promis d’examiner 300 dossiers, ils sont, à l’heure actuelle, moins de 200 à avoir obtenu une réponse et nous sommes 3000 ici. » Lassad, 43 ans, est de ceux-là, enfin presque. « Je fais partie des 300 dossiers, mais les choses bloquent. J’attends. Normalement, je dois bientôt être régularisé. Je suis déjà allé à la préfecture avec les délégués, ils doivent bientôt me dire. Une fois que j’aurai mes papiers, tout sera beaucoup plus facile. Aujourd’hui, je travaille dans un restaurant à Montparnasse, je fais la plonge. » Originaire du sud de la Tunisie, il était pêcheur, mais cela ne suffisait plus. Alors il a quitté sa vie pour s’en construire une autre. « Je suis en France depuis 2001, je suis arrivé avec un visa touriste que j’ai acheté 1000 €. À l’époque j’ai commencé par dormir dehors, dans le parc Monceau, au Trocadéro et je suis aussi passé par les foyers. Et puis j’ai trouvé un boulot et là tout a changé. Mais j’ai besoin de papiers, je veux respecter la loi. »

 

Nouha, lui a 32 ans, en fait 20, à peine, et le sourire toujours prêt à bondir. L’objectif est identique et le parcours tout aussi sinueux.  « Je viens du Mali, de la région de Kaï. Il n’y avait pas de travail là-bas alors je suis venu en France Je suis arrivé en 2001. Depuis que je suis arrivé, j’ai toujours travaillé : j’ai commencé par le forage, après j’ai travaillé sur la Seine pour faire le tri des poubelles. À chaque fois, c’était déclaré. J’ai des fiches de paie et je déclare mes revenus depuis 2002. » Contrairement à Saw et Lassad, Nouha ne fait pas partie de ce village à ciel ouvert depuis longtemps. « Cela ne fait que quelques semaines que je dors et vis ici. En fait, comme je travaille dans l’intérim, mon agence m’a demandé de prendre quelques semaines de vacances. Il y avait trop de pressions, trop de contrôles de police et sans doute trop de sans papiers. Du coup j’ai plus de temps pour la CSP 75 et les papiers restent plus importants que le travail. Je me bats donc avec eux. Je n’ai pas encore déposé de dossier, mais j’ai fait l’inscription, c’est 20 €, et je fais également le pointage. » Le pointage ? C’est la mise en action deux fois par jour, à 12h et à 4h du matin, de cette véritable ruche. Chaque sans papier inscrit fait alors la queue et acte auprès des délégués de sa présence. Déjà difficile, le combat ne s’impatiente pas des absents. Comme le dit Nouha dont le dossier correspond aux critères de la préfecture mais dont les états de service sont relativement récents, « si je ne le fais pas, cela veut dire que je n’ai pas dormi ici et que je ne soutiens pas vraiment la lutte. En signant, je dis que je suis présent et que je suis quelqu’un en lutte avec le CSP 75. » Un droit de citer en somme.

 

Une leçon que Sathi apprend à ses dépens. Il a 23 ans, lui aussi un sourire constant aux lèvres et une fraîcheur que les kilomètres depuis le Bangladesh n’ont aucunement altéré. « Je suis arrivé en France, il y a deux ans. J’ai dû quitter mon pays pour des raisons politiques et familiales. » Le regard se fait plus sombre et sa maîtrise imparfaite du français flotte alors comme un voile pudique sur les raisons de son départ. « J’ai eu des problèmes avec le parti au pouvoir, je suis resté 4 mois en prison et mon père est décédé à la suite de problèmes avec les familles de mon village. Je ne peux pas y retourner », tonne t-il. « Je n’ai pas de papiers et j’ai entendu parler de ce que faisaient ici les sans papiers alors… » Alors il est venu pour voir et pour s’inscrire. La route semble pourtant longue pour Sathi. Il n’occupera pas pour l’instant Baudélique et ne pourra donc pas pointer et par conséquent justifier auprès des délégués de la pertinence de son dossier. La concurrence est rude. Sathi est donc reparti, mais il a promis de revenir. « Je dois aller travailler. Je fais des livraisons pour un traiteur japonais. Cela fait 9 mois. Mon patron m’a promis de m’embaucher et j’ai un permis de travail temporaire. J’aime ce travail, je suis sur mon scooter, je suis dehors. C’est un bon travail. » L’avenir s’annonce délicat, son permis de travail arrive bientôt à échéance et les solutions sont peu nombreuses. Sathi espère encore. « J’ai choisi la France parce que c’est un bon pays, qui fait attention aux gens. Au Bangladesh, tout le monde connaît la France. »

 

La France, ce rêve. C’est souvent ainsi que les sans papiers présentent ce qu’il considère comme le pays de leur nouvelle vie. Celle de tous les espoirs. Bien sûr, ils sont aussi nombreux à faire remarquer la difficulté que constitue en France, l’obtention du précieux sésame. Si Lassad, laconique, murmure un “c’est la galère”, Saw avance, lucide: « Quand tu es sans papier, tu n’as jamais l’esprit tranquille. Tu ne vis pas la vie comme il faut. Souvent c’est le sacrifice de toute une famille pour que tu puisses rester en France. Je ne sais pas si je pourrais conseiller à quelqu’un de faire comme moi mais en Afrique, il n’y a pas de boulot. Quand j’étais en Afrique, il y avait des gens qui me disait de ne pas aller en France parce que c’était difficile, mais depuis que je suis jeune, mon rêve, c’était de venir en France. Si c’était à refaire, je le referais. » Saw est déjà reparti auprès de ses sans papiers. Le jour décline déjà et le 14 de la rue Baudélique, « le Ministère de la régularisation » comme ils l’ont nommé ne l’a sans doute même pas remarqué. Le bruit y est incessant et les allez et venues permanentes. On discute, on trie ses papiers, on prie, on déplace les matelas à même le sol sous la menace d’une pluie hypothétique. Habituellement voués à l’ombre, les clandestins sortent le bout de leur nez et veulent rappeler la place déjà effective qu’ils occupent non seulement dans notre quotidien mais aussi dans l’économie française.

 

 

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