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Le paysan du bitume

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Juin 2016

Son tracteur file au milieu des hauts immeubles gris. Au pied de la cité du clos Saint Lazare, à Stains, le voici qui serpente entre les voitures, sans prêter attention à l’intense circulation. Dans la petite cabine, on ne distingue d’abord que son large chapeau de paille enfoncé jusqu’aux sourcils. René Kersanté, 75 ans, en descend, habile. Il a pourtant le corps tassé et le ventre arrondi. Mais, un cou puissant ajusté sur de larges épaules. Il tâte de ses bottes la terre humide puis salue les silhouettes ployées sur ses champs. « Monsieur René », comme ses saisonniers ont l’habitude de l’appeler, aborde son ultime saison. Lui, le dernier maraicher de la Seine-Saint-Denis. L’as de la « laitue de passion » ou de « l’oignon jaune paille ». Cet horizon de légumes ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Une histoire a priori définitivement révolue sur la plaine des Vertus.

 

Cette plaine légumière s’étend sur une partie du département. Des communes de la Courneuve à Aubervilliers, les 9 hectares de René Kersanté, répartis entre Stains et Saint-Denis, en épousent les limites. Elle a constitué jusqu’à la fin du 19e siècle le plus vaste espace légumier d’Europe et longtemps nourri la population parisienne. D’ici les maraichers s’élançaient jusqu’au ventre de la capitale, les Halles de Paris. L’histoire de cette plaine est un miroir de celle de la banlieue parisienne dont le destin de la famille Kersanté a été jusqu’à présent indissociable. Dans la maison qui l’a vu naitre, attenante à son exploitation, René désigne la myriade de photos de famille qui l’entourent. Il s’arrête longuement sur l’une d’elles, plus vieillie que les autres. « C’est Marie, ma grand-mère. C’est elle qui a fondé cette exploitation. Elle a quitté sa Bretagne en 1920, avec ses sabots et sa valise, fuyant la misère. Elle ne connaissait rien aux légumes mais par liens familiaux, elle a commencé à travailler sur une exploitation de la plaine puis elle s’est mise à son compte. C’est elle qui gérait tout, surtout après le décès de son mari qu’elle avait rencontré ici. À cette époque les auvergnats devenaient cafetiers et les bretons, maraichers. » Plusieurs centaines de maraichers travaillaient alors la terre limoneuse et fertile de cette plaine. L’exploitation, « une histoire où on travaille toujours en famille » précise t-il, a été par la suite reprise par ses parents. Et dès ses 13 ans, une fois son « certificat d’étude obtenu », il a gagné lui aussi les champs. « Mon père m’a dit : c’est bien mais maintenant au travail. » Puis il a connu, lui aussi, les allées et retours jusqu’aux halles de Paris. « Chaque jour et dès 2 heures du matin, nous allions aux Halles décharger nos légumes. Nous étions alors face à l’église Saint Eustache. C’était une époque formidable. Tout le monde se tutoyait. Les artistes venaient y finir leur nuit. Et les bouchers les rudoyaient en louchebem, leur argot. »

 

La fin de l’hiver approche. René prépare sa terre pour la saison à venir. Celle-ci sera, cette année, moins importante que d’habitude. Il nous confie avoir, peut-être, trouvé un repreneur. « Je vais baisser progressivement mes récoltes. Ce n’est pas bon d’arrêter net m’a dit mon comptable. D’un point de vue fiscal, je veux dire. Je ne planterai que 20,000 plants de salade cette année. Je commencerai à la fin avril jusqu’en aout ou septembre ». L’activité incessante qui devait régner en ces lieux ne semble plus qu’un lointain souvenir. Le réfectoire dans lequel venait se restaurer la soixantaine de saisonniers ne résonne plus des bruits d’antan. Il ne reste plus que Moravia, fidèle à son patron depuis 33 ans. Elle vient de Serbie et habite le quartier voisin. « Les autres serbes sont partis à la retraite. Moi aussi, bientôt, j’ai quand même 65 ans. Je vais bientôt rentrer au pays. » Elle l’aidera toutefois pour cette dernière saison. « Ces dernières années, j’ai eu beaucoup de serbes, en majorité des femmes, mais avant il y avait des espagnols ou des italiens. Jusqu’à 40 personnes dans la cour et je peux t’assurer qu’il faut savoir coordonner tout ce petit monde. Mais nous plantions près de 100,000 plants de salades » explique René. L’écouter, c’est un peu pénétrer la scène d’un film qui aurait tardé à sortir. Les acteurs y auraient conservé leur accent titi parisien et toute leur gouaille. Seuls, les décors auraient finalement changé. Car tout autour de ces champs bruns, c’est un paysage de béton qui se déploie. Le domaine semble coincé entre les hautes barres hlm et l’enseigne lumineuse du restaurant McDonald. Il y aurait un peu ici de la première scène du film « Mélodie en sous sol » et du petit pavillon fatigué de Jean Gabin qui surnage difficilement, au milieu des grands ensembles en construction. « Le paysage a changé. J’ai très longtemps vu la Basilique de Saint-Denis d’ici » nous assure René. René semble avoir accompagné chacune des évolutions de la banlieue. Depuis la construction des grands ensembles jusqu’aux expropriations massives ayant profondément remodelé la plaine. « Il y a 60 ans, on nous a dit que nous devions partir pour laisser place à la construction des immeubles. Je m’en souviens encore. J’étais en vacances en Bretagne lorsque mon père est venu apprendre la nouvelle à ma grand-mère. Et elle lui avait répondu : c’est pas vrai mon petit gars ». La famille Kersanté a donc appris à prévoir, achetant des terres dans l’Oise, au cas où. Beaucoup de leurs voisins maraichers sont partis. Eux sont restés, s’agrandissant même, reprenant à la demande des propriétaires un certain nombre de terrains laissés en friche. « On a eu peur. À table, nous ne parlions que de ça. Les gars du coin ont essayé au début de se défendre puis ils sont partis avec leur pactole » concède-t-il toutefois. « Nous avons eu cette épée de Damoclès au-dessus de la tête jusqu’en 1983, puis finalement lorsque notre propriétaire a décidé de vendre, la mairie de Saint-Denis a fait jouer son droit de préemption. Et nous sommes toujours aujourd’hui leurs locataires. En théorie le risque court encore même si nous entretenons de bonnes relations avec le maire. »

 

Le printemps s’annonce. Le temps est encore indécis, mais René a provisoirement délaissé son tracteur pour enfourcher sa « planteuse à salade ». La large machine enjambe les rives et pose délicatement chaque plant. Moravia est là, à ses côtés, les casiers de plants en main tandis qu’il conduit l’engin. Gaëlle, sa fille est présente également, ainsi que son gendre, Thierry. « C’est une histoire de famille, je vous avais prévenu » plaisante-t-il. C’est surtout l’un des moments importants de la saison. Pendant plusieurs heures, la petite équipe multiplie les allées et venues sur toute la longueur du champ, semant à intervalles réguliers. « Il y a en moyenne 20% de perte » prévient-il. Puis, dans un bal réglé, tous saisissent de grandes bâches qui claquent sous l’effet du vent, venu se frayer un chemin entre les barres d’immeubles. Ce sont des « voiles de forçages » précise-t-il. Ils les posent soigneusement, sur une centaine de mètre, afin de protéger les plants puis en recouvrent les bords de terres. Enfin, de tous leurs bras, ils déploient les lourdes pompes à eau. « Il n’y a pas que le quartier qui a changé. Nos méthodes de travail aussi. » En effet, René a délaissé le maraichage en cloche ou en châssis propre à « l’époque de sa grand-mère » Ces structures qu’elles soient en verre ou en bois visaient également à protéger les plantations fragiles. Éculés également ces murs en briques rouges séparant les terrains et servant « à faire des costières pour d’un côté avoir de la chaleur plus vite et du côté ombrager, cultiver des plantes ombellifères. » Seuls quelques témoignages ont été conservés sur le domaine. René a également rangé aux rangs des souvenirs les allées et retours à La Villette où il allait chercher le fumier ainsi que les compétitions auxquelles se livraient les maraichers des environs. « C’était à qui avait le plus beau tas de fumier» se rappelle-t-il. Plus généralement, c’est son métier qui a changé. Depuis le transfert des Halles à Rungis, en 1969, la famille Kersanté a du notamment revoir ses circuits de distribution. Fini « le monde de la nuit», ce ventre de Paris cher à René. « Ma mère ne voulait plus y aller. Elle n’y aimait pas l’ambiance. Puis les supermarchés sont arrivés. » Aujourd’hui, il vend 90% de sa production aux Carrefours et autres Cora environnants. « Ils nous achètent notre salade autour de 45 centimes, sachant qu’ils la revendent 99 centimes ensuite. C’est dur, mais aujourd’hui, selon moi, même les distributeurs ne margent plus beaucoup, du fait de la concurrence entre eux. » Enfin, la mécanisation a eu aussi des incidences sur leur quotidien. René est aujourd’hui armé en la matière, entre ses tracteurs et ses planteuses à salades. Quoiqu’il s’en méfie car le maraichage comporte encore de nombreux travaux réalisables uniquement à la main. Comme la récolte par exemple.

 

7 semaines ont passé. René nous a parfois appelé pour nous prévenir que le début des récoltes allait être repoussé. Le froid aura eu raison des 5 semaines habituelles. « La semaine prochaine » annonce-t-il, prophétique. En effet, en ce début de mai, les opérations de récolte commencent enfin. L’horizon a changé. Délaissant l’étrange mariage de l’hiver où les gris du ciel et du béton se confondent au brun de la terre, le voici paré de vert, de rouge et de rose. René est déjà au milieu de ses salades. « Laitues Batavia, Romaines, Lollo Rossa, Lollo Bionda » énumère-t-il. Et surprise, plusieurs rives de radis. Ce matin, René s’est levé tôt. « Pendant la saison de récolte, ce sera tous les jours à 5h du matin. Puis aux champs jusqu’à 7h » nous indique-t-il. Gaëlle est là aussi. Elle revient tout juste de ses premières distributions aux supermarchés de la région. René s’enquiert de suite des premiers retours. « C’est la première récolte, la salade est un peu jaune mais ils étaient contents. Ils m’ont rempli un nouveau bon de livraison pour demain. 300 nouvelles salades » lui explique-t-elle. René n’est pas mécontent de cette première récolte. La famille paraît pourtant préoccupée. Gaëlle s’interroge sur son avenir. Elle ne reprendra pas l’exploitation. « Trop de dettes » nous confie Thierry, son mari. Peut-être opteront-ils pour une plus petite production, dans l’Oise, sur l’autre domaine appartenant à la famille et dont René a fait don à sa fille. « Mais sous quelle forme » s’interroge Gaëlle. « J’ai aujourd’hui 50 ans. J’ai commencé à l’âge de 18 ans. J’aime cet endroit. C’est la campagne dans la ville. Mais c’est un travail de plus en plus dur. Les gens, selon moi, ne se rendent pas compte des heures exigées, et nous parlent uniquement des prix. Ce n’est plus viable pour nous. » Si les maraichers nourrissant les villes les ont vu progressivement grandir, à leur détriment, puis les ont vu les dévorer, lentement, cette grande histoire n’a pas de fin. René s’est d’ailleurs rendu compte de certaines évolutions, notamment dans le regard que porte la société sur ces forçats de la terre. « Nous avons longtemps été des culs terreux. Lorsque j’ai rencontré ma femme, il y a 50 ans, lors d’un bal, je me suis même fait passé pour un étudiant. Et aujourd’hui, nous faisons parti du paysage. Il est de bon ton de venir nous voir. Je fais même les journées du patrimoine » s’amuse-t-il. Son repreneur en est un autre saisissant exemple. Mohamed Gnabaly est un jeune entrepreneur de Saint-Denis. Il a même grandi à quelques encablures d’ici. Spécialisé dans les repas d’entreprise, il nous explique son ambition. « Notre cœur de métier réside dans le développement local et l’économie sociale et solidaire. Une partie de ces terres va être urbanisée par la mairie, mais sur l’autre, nous développons une coopérative au service de la population et de notre territoire. Nous y aurons une production diversifiée. » René est ravi. Il projette de les accompagner quelques temps. « Pour les engueuler un peu » dit-il. Surtout, cette reprise paraît s’inscrire dans le sillon creusé par Marie, la grand-mère de René, et de tous les maraichers bretons. Travailler cette terre emplie de vertus et nourrir la population. Il s’agit simplement d’une nouvelle étape. La plaine des Vertus a encore quelques atouts dans sa manche.

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