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Hippodrome de Beyrouth, parfums libanais

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Janvier 2016

Au rythme des premières lueurs, Beyrouth s’éveille. Le flot des klaxons se fraye déjà un chemin au milieu des pins parasols qui toisent l’hippodrome. Sous leurs premières ombres, un cheval se cabre. Nerveux, il soulève un large nuage de poussière ocre. Son cavalier lui chuchote quelques mots puis, dans une gestuelle sèche le mène à la piste d’entrainement. Toutes les écuries de l’hippodrome ont ouvert leurs boxes aux 350 chevaux pour plusieurs heures d’entrainement matinal. Ali Ahmed Seif Elddine est là. Il est là depuis 4h30 du matin et selon des habitudes rodées depuis 55 ans. Visage rond, pas chancelant, il s’appuie majestueusement sur sa canne de bois, chronomètre autour du poignet, et se dirige vers la guérite surplombant l’étroit tracé de poussière. Accompagné de son fils, Mohamed, appelé à lui succéder, Ali Ahmed donne ses instructions aux jockeys montant les 30 chevaux de l’écurie de Michel Pharaon, ministre et député de Beyrouth, dont il est l’entraineur. Il a traversé ici toutes les heures, notamment les plus sombres. Car l’hippodrome de Beyrouth est un lieu enveloppé dans les tissus de l’Histoire. Un témoin de pierres des traumatismes essuyés par le Liban.

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Qu’il s’agisse de sa destruction en 1982 lors de l’invasion israélienne du Liban, Ali Ahmed se souvient. « J’ai participé à l’évacuation des chevaux de l’hippodrome en feu » dit-il. La légende assurant même qu’un cessez le feu fut négocié afin d’entreprendre leur sauvetage. Qu’il s’agisse encore de la guerre civile déchirant le pays entre 1975 et 1989. L’hippodrome constituait alors une ligne de front entre les miliciens. « Les combats étaient proches. » De fait, car « la ligne de démarcation entre les parties ouest et est de la ville traversait l’hippodrome » ajoute le vieil entraineur. « C’était également un lieu d’échange. Les populations de Beyrouth est, chrétiennes et de Beyrouth ouest, musulmanes, venaient y faire du troc, échangeant essentiellement du pain contre de l’essence » se rappelle t-il. Son ami vétérinaire, Najib Berberi, poursuit : « il est nécessaire de comprendre que cet hippodrome est un lieu de réconciliation. Pendant la guerre, les courses du dimanche étaient un répit avant que les combats ne reprennent. Même les belligérants s’y rencontraient. » Un lieu de réconciliation qui demeure encore aujourd’hui un singulier miroir de la société libanaise. Un miroir dans lequel le modèle communautaire libanais tend à se dissiper. Joseph Sehnaoui, dirigeant de société, est propriétaire d’une écurie d’une quinzaine de chevaux. « J’ai acquis le premier en 1981 » tient-il à préciser. L’hippodrome pourrait tenir lieu de « who’s who » des grandes familles libanaises. Pharaon, Joumblatt, Daoud, auxquels s’ajoutent quelques nouveaux riches venus cueillir un peu du prestige que conférerait une écurie. « Ce sont des touristes » moque J.Sehnaoui. Là ne serait pourtant pas l’essentiel selon lui.

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« Il existe ici une certaine coexistence pacifique. Je ne cache pas que je suis chrétien » poursuit-il, désignant la vierge trônant au milieu des boxes, « mais on ne parle pas de politique ou de religion. Bien que la situation régionale notamment ait contribué à son érosion, c’est la passion qui domine nos préoccupations. Celle des courses, du cheval ou du jeu ». L’hippodrome de Beyrouth est en cela une exception. Les différentes communautés qui forment le Liban s’y mélangent allègrement. Pour s’en persuader, il est nécessaire de venir assister aux courses du dimanche. Celles-ci ne mettent en joute que les seuls chevaux de race arabe, et au galop. « Il n’y pas de trot ici et encore moins d’attelé, cela ne nous intéresse pas. Il y a comme un héritage des cavaliers arabes, sabres au clair. On veut du sang » rit J.Sehnaoui. Toutes les classes sociales et toutes les confessions s’y retrouvent. « L’hippodrome est une bulle. Dehors, au contraire, tu désignes tel quartier, telle maison, comme chrétien ou musulman. Il n’en est pas question ici » affirme Hussein, pressé de rejoindre son siège. 14h. L’heure des courses approche. Une foule nombreuse, quasi exclusivement masculine, franchit dans un joyeux bruit les portes de l’hippodrome. Les chichas fument déjà dans les gradins. Les files d’attente se forment autour des guichets de paris. Tous scrutent la moindre information. Près des boxes, les jockeys sont encerclés par les parieurs, venus courtiser un dernier tuyau. J.Sehnaoui s’en amuse. « C’est le seul endroit dans le monde arabe où on peut jouer officiellement de l’argent sur les courses » assure t-il. Quelques tabous résistent toutefois, religieux. Parmi les 35 jockeys officiant à l’hippodrome, certains, comme Saad, préfèrent en effet taire la nature de leur travail, lié aux paris et impropre à l’Islam, et empruntent un nom de scène.

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Adnan, 24 ans, est lui aussi jockey. Il semble pressé de revêtir ses habits de lumières. Dans le petit vestiaire rouillé, Adnan exécute d’abord une prière, sur un tapis disposé dans un coin, puis, rejoint ses comparses qui multiplient déjà les allés et venus. « Il faut peser le poids juste. Pas plus de 52 kilos » tonne Joseph, le responsable de la pesée. L’ajustant à l’aide de petites pierres, Adnan enfile alors son harnachement patiemment limé par le temps. Puis sa casaque au large pois vert. Il en changera plusieurs fois aujourd’hui. « Selon les propositions des différents propriétaires et moyennant un pourcentage lié aux résultats » indique J.Sehnaoui chez qui il demeure salarié. « Il a commencé avec moi à l’âge de 14 ans en tant que balayeur. Et aujourd’hui, il gagne entre 6000 et 7000€ » poursuit-il. Adnan fait pourtant parti de la communauté des Doms, les « nawars » comme les appellent péjorativement les libanais. Une communauté gitane présente au Liban et reléguée dans ses bas-fonds. Leur statut oscille. Si certains ont pu obtenir la nationalité libanaise en 1994 lors d’une vague de naturalisation décrétée par le Premier Ministre Hariri, une majorité d’entre eux demeurent apatrides. Ou, plus exactement, sont-ils des « arabs », un statut intermédiaire qui doit déboucher sans certitudes sur la nationalité libanaise. Les Doms sont largement représentés au sein de l’hippodrome. Pour des raisons géographiques, ils habitent en effet les quartiers environnants, comme les camps proches de Sabra et Chatila. Maher a 34 ans. Il est palefrenier à l’hippodrome depuis 20 ans. « Comme l’était mon père. Beaucoup de gitans travaillent ici car nous grandissons avec les chevaux. Travailler ici nous paraît naturel. » Les courses se succèdent jusqu’à la tombée de la nuit. Les jockeys abattent les 1500 mètres sous les hourras frénétiques des spectateurs. Les propriétaires victorieux et ravis, descendent de la tribune officielle pour une photo. Certains spectateurs, heureux parieurs, laissent déborder leur plaisir en courant sur la piste. « Ces courses n’étaient pourtant pas de grands prix. Ils ont du gagner 1$, mais ils sont comme des fous » s’enthousiasme J.Sehnaoui.

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