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Les entrepreneurs des quartiers

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Septembre 2016

Ici, il ne faut pas croire, on fait du CA (chiffre d’affaire). Il y a des patrons » prévient Igor Vimenyoh, 30 ans, en désignant quelques amis discutant sur un parking sans horizon, à Clichy-sous-Bois. (Seine-Saint-Denis) Igor a lancé sa première société à 17 ans. « Un taxiphone avec quelques amis » se rappelle-t-il. Depuis, 6 autres entités se sont succédées. Dans la restauration ou les transports. Au gré des dépôts de bilan ou simplement de l’envie, aussi, de faire autre chose. Si la jeunesse des quartiers n’a rien d’un ensemble homogène, il convient de saisir la part grandissante de ceux qui ont choisi d’emprunter cette voie. Selon une étude réalisée en 2013 par l’Association pour le Droit à l’Initiative Économique (ADIE), « 54% des jeunes des quartiers de 18 à 24 ans, souhaitaient créer leur entreprise ».

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L’urgence les y incite. L’environnement les y pousse. Ahmadou Saitouli a 34 ans et déjà créé 8 entreprises, dont celle qu’il dirige actuellement, spécialisée dans l’installation de la fibre optique. Tout aurait  commencé pour lui sur « le bitume », dans son quartier, à Cergy-Pontoise (Val d’Oise). «  En discutant avec un ancien du quartier qui travaillait dans la fibre optique, nous avons compris qu’il était possible de gagner notre vie en créant notre entreprise. Il était de chez nous et il réussissait » raconte Ahmadou. Dans ces quartiers, le réseau est dans la rue. Souvent prise à défaut de capitaux sociaux, culturels et économiques, une partie de cette jeunesse sait aussi jouer de ses forces. « Nous sommes un peu par essence des entrepreneurs dans les quartiers. Habitués aux combats. Et puis tu peux toujours compter sur les gars avec qui tu as grandi. C’est ça notre réseau » analyse Igor. Cette économie de la débrouille et ce sens de l’opportunité sont omniprésents dans les quartiers. Ils témoignent aussi des difficultés pour beaucoup à intégrer le marché du travail. «  À un moment, tu tournes la tête à droite, à gauche, et s’il n’y a pas de taf, tu n’a plus que ça à faire » résume Ahmadou. Cette logique traverse une partie de la jeunesse issue des quartiers populaires. Déçus de voir leurs aspirations économiques et sociales se fracasser contre un plafond invisible au sein du monde de l’entreprise, certains auraient en effet conclus à la nécessité de s’en extraire. À l’obligation de ne compter que sur eux-mêmes et de créer leur propre voie. Toutefois, l’entrepreneuriat ne relève pas uniquement de l’entreprise savamment pensée. « Dans les quartiers, les gens sont aussi des slasheurs qui passent d’une activité à une autre » poursuit Ahmadou. Selon parfois aussi une forme de mimétisme. Dans tous les quartiers de France, chaque époque connaît sa mode. Il y a eu les Chicha, la restauration rapide, plus récemment la vente de sandwiches ambulante pour rassasier les appétits des jeunes accrochés aux bas des tours ou désormais, Uber. Ces situations n’aboutissent pas toujours à des réussites économiques. Sylvie Saget est directrice de la Maison de l’Initiative Économique Locale (MIEL), à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Cette structure propose une « aide à la création et au développement des projets » pour ceux optant pour un parcours plus balisé. Sylvie a pu analyser les publics sollicitant la Miel. « En 2014, 5% avaient entre 18 et 25 ans et 70% étaient en situation de précarité. Majoritairement, les projets aboutissent à de l’auto emploi, avec quelques tendances. Nous recevons de nombreux projets dans les cosmétiques, les tresses. Des projets pour une économie communautaire. »

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Car si les quartiers populaires sont une force de travail, ils demeurent également un marché. Et beaucoup d’entrepreneurs cherchent en effet à satisfaire cette demande. Une économie de quartier, de paliers parfois, relayée aussi par les réseaux sociaux. Linda Makasso a 33 ans. Après avoir longtemps travaillé dans le secteur de l’insertion professionnelle, Linda explique avoir eu envie d’appliquer les conseils qu’elle distillait aux jeunes qui venaient la voir. « J’ai voulu sauter le pas. Mes parents ont eu un peu peur au début. Mon père a beau être entrepreneur lui-même, il considérait qu’il n’était pas venu en France pour que ses enfants prennent des risques. Tout est parti de mon mariage. Dans nos traditions, nous utilisons un certain nombre de robes. J’ai donc voulu proposer un service de location de robes traditionnelles. Ma cible est principalement la clientèle maghrébine et africaine » explique-t-elle. Ses pics d’activité suivent d’ailleurs les fêtes traditionnelles et religieuses ou la saison des mariages musulmans. Linda a pu par ailleurs profiter de certains dispositifs existants. Celui de l’Association pour le Droit à l’Initiative Économique (Adie) plus précisément et de sa formation, « Créajeunes ». « Plusieurs pôles sont proposés et vous aident à mesurer la faisabilité de votre projet. Sans eux, je n’y serais jamais parvenue » avoue-t-elle. Les dispositifs sont nombreux aujourd’hui en France pour aider l’entrepreneur à réaliser son projet. Florian Gravier a 34 ans et est originaire de Villiers-le-Bel (Val d’Oise). Il est le co-fondateur d’une marque proposant de rendre « clipsable et déclipsable des chaussures sur des patins à roulettes ». Lancé en 2015, son projet a pu s’abriter dans les locaux de la pépinière de la Courneuve. Un havre accueillant 35 start-up à quelques pas de la cité des 4000 et une vraie plus value constatée pour Florian. « On dit souvent qu’en France, cela va vous couter plus cher, mais à côté, il y a de l’accompagnement, de la formation, des prêts, des subventions. Je ne sais pas si cela aurait été possible de se faire prêter 100,000€ à taux 0 et commencer à rembourser un an après, ailleurs qu’en France » questionne-t-il.

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Une génération est en marche. En quête de réussite économique et de mobilité sociale. Cette génération semble prête également à inscrire sa démarche dans les quartiers. À l’image de Mohamed Gnabaly, 31 ans et co-fondateur, aux côtés de sa femme et d’amis d’enfance, de la coopérative Novaedia, spécialisée depuis 2012 dans les services de traiteur en entreprise. Une réussite collective construite sur leurs succès académiques. Tous ont d’abord été de brillants étudiants, ont voyagé. « Ce sont nos rencontres, nos échanges qui nous ont permis d’accéder aux informations et aux grandes écoles » explique-t-il. Pourtant lorsqu’ils rentrent en France ils retrouvent leurs petits frères plombés par le quartier ». « Au début, nous voulions faire du social. Mais à un moment donné, pour avoir des marges de manœuvre, il faut faire de l’économie » explique Mohamed. Leur coopérative s’attache donc autant à poursuivre une mission de formation, privilégiant un public en situation de handicap ou de décrochage scolaire qu’à répondre aux appels d’offres des grandes entreprises et à capter leurs budgets « Responsabilité Sociale Entreprises (RSE) ». « Ce sont des contrats de 3 ans compris entre 60 et 150,000€ » précise-t-il. « Ma génération est sans doute plus décomplexée. Les précédentes étaient comme contentes d’avoir une place à la table. Nous, on veut plus. On veut notre part. » La sienne a pris encore un nouveau relief, sans doute symbolique de cette France nouvelle qui émerge. Mohamed Gnabaly est devenu en juillet dernier, le nouveau maire, sans étiquette, de l’Ile-Saint-Denis.

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